« Ce que l’âme recherche véritablement, c’est une histoire. »
Joseph Campbell
À 2000 kilomètres de Paris, un comédien devenu Président se filme avec son smartphone marchant dans les couloirs du palais présidentiel, ironisant qu’à présent tous les jours sont « comme un lundi ». Puis la caméra se déporte vers un paysage urbain nocturne : Kiev, le 8 mars 2022. Quelques plans plus tard, Volodymyr Zelensky est filmé assis derrière son bureau. Seul son t-shirt kaki trahit les codes classiques du genre. Un croisement de registres qui consolide une stature d’homme d’État tout en signifiant la proximité de ce dernier avec son peuple en guerre. Nous assistons en direct à l’émergence d’une figure héroïque au destin mythique, d’un scénario à la David et Goliath ; nous attendons la suite de l’Histoire.
À ces images, mi-documentaires mi-officielles, viennent se superposer celles des informations du jour, celles de nos propres convictions… L’investissement qu’on leur consacre repose sur toutes les autres histoires qui structurent notre rapport au monde. La pérennité de notre intérêt dépendra des cohérences ou des incohérences qui s’en suivront ; et nous jugerons les protagonistes à l’aune du « dénouement ».
Ainsi vivons-nous dans un monde de récits construits, qui nous fédèrent ou nous opposent. La période pré-électorale que nous traversons actuellement en est une autre illustration frappante. Les histoires qui nous sont racontées ou que nous racontons dessinent notre expérience de l’existant. À ce titre-là, et bien au-delà de l’outil prisé qu’il représente au sein des stratégies marketing depuis quelques décennies, le storytelling est un phénomène intemporel et central de la communication.
Histoire d’en faire toute une histoire
En anglais, le terme storytelling recouvre génériquement l’art de conter, de narrer un récit. Un art ubiquiste, multimillénaire, sur lequel l’humanité a fondé la trame de ses croyances. Qu’il soit oral, imagé ou écrit, le récit sert à partager des expériences, des idées, des valeurs. Comment interpréter l’art rupestre qui orne les murs de Lascaux ? Les mythologies mésopotamiennes, grecques, romaines ? Les grands textes religieux ? La propagande soignée des autocrates ? Il s’agit d’histoires échafaudées à partir des ressources disponibles, remaniées au gré des contextes, et ayant vocation à être transmises. Ce dernier point est déterminant.
La mémoire humaine, qu’elle soit individuelle ou collective, est un vaste réseau où les évènements s’organisent en vécus. Autant d’histoires en puissance. Ces histoires agissent simultanément sur notre lecture du passé, notre appréhension du présent et nos perspectives du futur. Elles nourrissent et structurent les contours du monde dans lequel nous pensons vivre et qui nous pensons être.
Ces histoires que nous racontons, à nous-mêmes, aux autres, peuvent être ciment ou césure, elles peuvent fédérer ou au contraire marquer l’altérité. L’humain tend à se penser par rapport à ce (et ceux) qu’il reconnait comme sien, avec qui il partage des traits et des valeurs – une (ou des) histoire(s) commune(s). Rien n’est plus fondamentalement humain que la faculté de faire sens en reliant nos expériences les unes avec les autres – par le biais d’histoires incarnées ou exogènes. Ce que nous partageons symboliquement et métaphoriquement accompagne notre inscription dans un ensemble, que ce soit une tribu, une classe, une communauté… une nation, un peuple.
Que retenir de tout cela ? Que raconter une histoire est tout sauf anodin.
Les marques l’ont bien compris. Intégré aujourd’hui dans la stratégie marketing, le storytelling est devenu un instrument jugé incontournable.
Construire du lien, à dessein
Dans son ouvrage intitulé Système 1/Système 2, le psychologue Daniel Kahneman a décrit comment une part importante de nos pensées et réflexions seraient en fait le fruit d’associations d’idées que notre esprit juge cohérentes avec un savoir existant. Ainsi, confrontés à un récit faisant écho à nos valeurs, nous percevons son émetteur par un biais positif, comme un « semblable ».
De fait, en construisant son histoire de manière signifiante, les marques peuvent se rapprocher de leur(s) public(s). En articulant leurs valeurs en un récit – format bien plus parlant que des informations décontextualisées –, et en signifiant de fait une intention, elles s’emploient ainsi à la création de récits personnels pour établir des repères (entre passé, présent et futur notamment) et éviter les ambiguïtés ou incohérences de discours. Une stratégie de branding ou de communication qui ouvre avec leur(s) cible(s) un cycle d’interactions où chacun fortifie ou enrichit l’identité de l’autre. Tout le monde est gagnant.
Fondée en 1889 par Hamilton Carhartt, l’entreprise américaine Carhartt s’est spécialisée dans la fabrication de vêtements de travail : salopettes, pantalons, blousons… initialement destinés aux travailleurs ferroviaires et vite adoptés par de nombreux corps de métiers manuels. À la fin du XXe siècle, ce workwear devient prisé d’acteurs de la culture urbaine – rappeurs, skateurs, graffeurs – et le fameux « C » en colimaçon de la marque s’érige en emblème du streetwear. D’apparence bien distincts, ces deux univers se retrouvent dans les valeurs canoniques de Carhartt – robustesse, authenticité, éthique de travail –, habilement mises en scène via un storytelling stratégique. Dans une série de vidéos récentes, « Born from work », le compte Instagram de la marque met à l’honneur des individus qui se façonnent un destin hors du commun : une pâtissière devenue bouchère, un cowboy issu des quartiers défavorisés de Chicago…
Janet Ries, VP Marketing, résume ainsi ses intentions : « Nous ne cherchons pas les différences, nous cultivons les valeurs partagées ». Un message fidèle aux principes fondateurs de l’entreprise, qui a su porter son message et tisser des liens dans le temps bien au-delà de sa cible initiale.
De l’art et la manière de se « réciter »
Au cœur d’un storytelling de marque réussi : pondération et cohérence stratégique ! La première étape consiste à fixer ses valeurs fondamentales autant que son public. Qui sommes-nous ? À quoi tenons-nous ? À qui nous adressons-nous ? Le storytelling n’est pas une bouteille jetée à la mer. Sa puissance tient en effet à la qualité de la relation de confiance et de complicité qu’il permet d’établir, et de maintenir avec sa cible. C’est un récit finement façonné pour traduire les singularités d’une marque et d’une communauté judicieusement déterminées.
Puis ce sont ensuite tous les éléments de communication de marque qui doivent soutenir voire étoffer le récit initial : du ton au style éditorial en passant par l’identité visuelle, et sur tous les canaux. D’une certaine façon, le storytelling constitue le corps et l’âme d’une marque, et ceux-ci doivent être évidents et identifiables quel que ce soit le support : de la newsletter au site web, de la campagne publicitaire aux réseaux sociaux.
Dalkia, une filiale du groupe EDF, a récemment lancé une campagne de recrutement de techniciens en valorisant simultanément la diversité des profils et métiers au sein de l’entreprise, ainsi que son engagement écologique et humain. En partageant les histoires singulières de ses collaborateurs, la marque employeur déroule, à la manière d’un recueil de nouvelles, un fil rouge où chacun des personnages incarne un engagement et un caractère.
Laurent, dompteur des mers ; Newfel, docteur Celsius ; Stéphanie, reine des glaces… Les employés sont mis en scène à la manière de super-héros du quotidien pour présenter les innovations écologiques du groupe en matière de production d’énergie. Cette galerie de portraits s’appuie sur les compétences des femmes et des hommes au sein de l’entreprise, qui apportent une vraie force au récit. L’histoire transporte les candidats à l’embauche dans un monde aux perspectives excitantes et valorisantes qui dynamise et singularise Dalkia sur un marché fortement concurrentiel.
Faire appel au storytelling pour créer du lien avec sa cible nécessite donc à la fois d’être ambitieux dans la promesse et sincère dans le récit. L’impact de cet outil sur le long terme repose sur la construction et le maintien de la confiance. Attention donc à bien raconter UNE histoire, et non à raconter des histoires…
Conclusion
Pour un storytelling pondéré, signifiant
À la qualité jargonnesque du storytelling et au flou de l’histoire, nous préfèrerons ici le terme de « récit » qui évoque implicitement le lien intime entre ce qui est dit et celui qui le dit. L’art de le composer jumèle à nos yeux le plaisir de communiquer, celui de transmettre et la satisfaction de faire sens au sein d’un ensemble d’éléments cohérent et juste.
Bien sûr, l’espace de la communication qu’est le storytelling fait l’objet de critiques. L’écrivain Christian Salmon le qualifie de « machine à raconter » – une usine à gaz, un appât de plus dans une futile course à la séduction. Savant simulacre de mécanismes constitutifs et universels, il est imparable. Et certains communicants, il est vrai, offrent bien du grain à moudre aux arguments cyniques. Mais est-ce l’outil, ou celui qui le manie, qui mérite un désaveu ?
Au studio Hartpon, nous pensons que l’honnêteté radicale est un atout pour l’élaboration d’un récit de marque pondéré, intègre et signifiant. Elle est le gage d’un message ciselé qui répond aux exigences et aux aspirations d’une cible clairement déterminée, et qui saura fédérer une communauté sans compromettre les valeurs cardinales d’une organisation.
Toute communication est aujourd’hui soumise à de nombreux défis. Mais n’oublions pas qu’en son cœur figure celui de promouvoir l’âme d’une entreprise et de rendre visibles les qualités qui permettront à cette dernière de tisser des liens uniques et durables. Le tout dans la transparence, la finesse et la rigueur, évidemment ! Un récit bien articulé insuffle à ces conditions ce petit supplément de substance qui fait germer l’affect et croître la relation.
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